Un monde d’anges… et de nuages

La cause est entendue : le détournement d’argent public est un crime qui déshonore ses auteurs. Et la vindicte populaire et médiatique s’est abattue sans ménagement et à juste titre sur les quelques politiques ayant fauté. D’ailleurs c’est connu de tout un chacun, les coupables sont les multinationales qui ne paient rien, les milliardaires qui s’arrangent avec la loi et… les anciens politiques. Le reste de la population étant composé d’angéliques moutons tondus par une puissance publique supposée les massacrer.

Bien sûr, les multinationales profitent de l’égoïsme nationaliste des électeurs et de la couardise de leurs élus de tous pays incapables de s’entendre un minimum sur des lois adaptées à la mondialisation, bien sûr les milliardaires utilisent des palanquées de juristes à l’éthique incertaine pour chercher les failles de cette législation tant les enjeux justifient à leurs yeux ce déploiement de force, bien sûr les politiques sont particulièrement soumis à la tentation, mais sont-ils les seuls ?

Connaissez-vous quelques artisans qui n’aient jamais accepté une petite remise contre un paiement en liquide… de clients volontaires et complices[i] ? N’avez-vous jamais vu des restaurateurs ou des commerçants acheter en liquide, sous de fausses identités, des marchandises qu’ils intégreraient dans des menus ou des ventes sans facture ? N’avez-vous jamais vu des enseignants, des fonctionnaires, des chômeurs, des salariés proposer quelques menus petits cours ou travaux en liquide, à des clients qui trouvent cela normal ? N’avez-vous jamais vu des gens très respectables et bien-pensants employer au noir leur femme de ménage qui, par ailleurs, compte à la minute près les heures déclarées qui ne lui feront pas perdre ses aides et prestations sociales ? N’avez-vous jamais vu des cadres, des commerciaux, des patrons petits ou grands conserver les notes personnelles de restaurant, d’essence, de péages, de prétendus cadeaux à la clientèle… pour les faire porter par leur société ? Ne connaissez-vous pas des patrons et des salariés qui sont d’accord pour payer en remboursement de frais des primes et compléments de salaires qui seraient autrement soumis à charges sociales et imposables ? N’avez-vous jamais vu des candidats vous indiquer qu’ils attendaient pour répondre à votre offre d’emploi le plan social de leur entreprise et ses indemnités ? N’avez-vous jamais vu des salariés imposer à leur patron d’être licenciés car ils avaient d’autres projets mais souhaitaient les financer par leur indemnité et le chômage[ii] ? Ne connaissez-vous pas quelques chômeurs[iii] qui sont très satisfaits d’une période de chômage qu’ils maîtrisent ? Ne connaissez-vous pas des salariés et des patrons qui trouvent dans la rupture conventionnelle une aide élégante à leurs projets au détriment des ASSEDIC ? N’avez-vous pas vu le nombre de congés de maladie des fonctionnaires chuter spectaculairement lorsque le jour de carence a été institué et remonter tout aussi brutalement lors qu’il a été rétabli ? Ne connaissez-vous pas quelques retraités français, nés en France, expatriés dans des pays fiscalement cléments alors que leur pension et leurs soins ne sont payés que par les salariés restés en France ?

On pourrait continuer indéfiniment cette liste, le pire étant que pratiquement aucun des coupables de cette « petite » fraude n’a le sentiment de l’être. À les entendre, ils utilisent simplement leur droit, ils paient tant par ailleurs, alors que tant d’autres ne le font pas, et l’argent public est si mal utilisé qu’ils rétablissent juste le droit et l’équité !

Et l’on trouve kyrielle de politiques pour absoudre la fraude de leur clientèle qu’ils proclament négligeable par rapport à la fraude de leurs adversaires… Quand ils ne donnent pas l’exemple. Autrement dit qui vole un œuf… est pour eux un justicier !

Aujourd’hui presque tous ont perdu le sens véritable des cotisations sociales, mutualisation des grands risques entre salariés[iv], et de l’impôt, contribution, sans contrepartie directe, de chacun selon ses moyens aux services publics d’utilité générale[v]. Encouragés par l’individualisme du temps[vi], par l’exemple des gouvernements défendant « leur » part du budget européen ou les médias qui valorisent à chaque instant cet individualisme, tous se demandent combien « ils gagnent » et combien « ils perdent » dans ce système. Les jeunes se demandent pourquoi ils paient des cotisations sociales qui servent principalement aux seniors et les seniors pourquoi ils paient des impôts qui servent beaucoup aux jeunes voire même aux pauvres ou pire, aux délinquants… Mais tous veulent bien entendu que la puissance publique et les organismes sociaux leur versent un maximum de prestations tout en réclamant qu’ils ne collectent qu’un minimum de prélèvements[vii].

Plus largement, l’ineffable Trump ne veut plus se ruiner pour le reste du monde, la Catalogne se demande pourquoi elle paie pour l’Andalousie, les Flamands pour les Wallons, les Milanais pour les Napolitains…

Le monde va ainsi à une fragmentation et un individualisme porteurs d’un sombre futur… A moins que des voix fortes se lèvent pour restaurer l’esprit de solidarité seul susceptible de cimenter une société, de construire un vivre ensemble, de préparer à nos enfants un avenir serein. Les siècles précédents ont suffisamment payé pour savoir qu’il n’y a pas de paix possible dans l’individualisme et le nationalisme.

[i] Imaginons un artisan qui réalise en réalité un bénéfice de 5% de son chiffre d’affaire. S’il réalise 2% de ce chiffre au noir, il « économisera » 40% de son impôt, sans parler de la TVA et des charges sociales… « mais ce n’est presque rien 2%, Seigneur, ce ne sont que des pâtes ! »

[ii] Il n’existe aucun moyen pour un patron de refuser de licencier un salarié qui lui indique qu’il ne fera désormais plus rien tant qu’il ne sera pas licencié. Sans parler du risque d’un recours du salarié aux prudhommes pour licenciement abusif si les indemnités reçues s’avèrent in fine insuffisantes pour son projet.

[iii] Surtout cadres bien entendu car les indemnités y sont importantes, surtout lorsqu’il y a deux salaires dans le couple.

[iv] Maladie, chômage, accidents du travail, invalidité, retraite… la distinction entre cotisations patronales et cotisations salariales étant purement fictive. Le terme de charges sociales, qui a remplacé celui de cotisations est très révélateur de l’évolution des esprits.

[v] Il convient aussi de préciser que, dans un contexte inévitablement mondialisé, et faute d’une chimérique entente minimale entre les gouvernements, le système d’impôt et de cotisations sociales doit également sauvegarder la compétitivité du pays, seul gage de création de richesse.

[vi] On voit même aujourd’hui des « mutuelles » sélectionner leur public !

[vii] Il suffit de regarder l’acharnement que tous les corporatismes (et en premier lieu les journalistes) mettent à défendre d’injustifiables avantages ou abattements fiscaux qu’un pouvoir clientéliste leur a un jour accordés.

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