Inéluctable progrès

Un progrès scientifique et technique auto générateur a apporté des améliorations considérables au niveau de vie et au confort de nos sociétés occidentales, mais il a également bouleversé profondément leur fonctionnement et l’équilibre du monde.

Quiconque se rend aujourd’hui au Nord-Ouest du Mozambique ou au Sud de Madagascar, par exemple, peut facilement observer que dans une société privée de toute source d’énergie mécanique, pas même animale, chacun consacre la quasi-totalité de son existence à sa seule maigre subsistance. L’existence y est précaire, soumise aux caprices du climat, de la chance, des maladies ou des conflits décidés par d’autres. Et les traditions y jouent un rôle rassurant de protection contre cette multitude d’aléas, souvent perçus comme signes de bons ou mauvais esprits.

Dans de telles sociétés, proches de ce que fut la nôtre il y a quelques siècles, l’innovation a une place étroite, mais l’histoire de l’humanité montre qu’elle n’est pas absente : apparition des outils, de l’agriculture, de la domestication des animaux….Les gains de productivité ainsi acquis permettent d’entretenir les structures devenues nécessaires : militaires pour défendre ou conquérir les terres, politiques pour organiser les rassemblements humains que sont les villages et les villes, commerciales pour assurer les échanges nécessités par la spécialisation, religieuses pour concilier aux populations les faveurs des puissances supérieures….

L’énergie reste cependant essentiellement humaine et animale, conditionnant la richesse à la possession de troupeaux…et d’esclaves.

Ainsi avance l’humanité, cahin-caha depuis son origine jusqu’au XVIIIe siècle, sans autre énergie significative que les animaux, l’eau, le vent et… les esclaves. La compréhension et la connaissance du monde progressent, les découvertes sont nombreuses, la pensée s’approfondit, mais nul ne réussit à remplacer l’énergie animale et humaine.

Du début de notre ère à 1700, la population mondiale n’augmente que de 0.1% par an, tout comme la production, ce qui maintient constante la production par habitant. L’espérance de vie à la naissance stagne (elle n’est toujours que de 25 ans en France en 1740). Et seuls les conflits, les évènements naturels climatiques ou autres et les épidémies créent des soubresauts dans cette stagnation.

La machine à vapeur à charbon ouvre, à partir du début du XVIIIe siècle, la voie d’une énergie mécanique ubiquitaire, bientôt suivie par le gaz, le pétrole et l’électricité. Le bouleversement est considérable surtout à partir du milieu du XIXe siècle. La science et la technique acquièrent un prestige qui attire les meilleurs esprits et conduisent à un nombre sans cesse croissant d’innovations et de découvertes. L’industrie produit des quantités d’objets, d’infrastructures et de richesses jusqu’ici inimaginables. L’agriculture voit sa productivité considérablement augmentée et ses effectifs baisser à partir du milieu du XIXe siècle. Est-ce d’ailleurs un hasard si, malgré les multiples proclamations antérieures, l’esclavage n’est réellement aboli qu’à la même époque ?

La croissance démographique et économique mondiale décolle : 0.4% par an au XVIIIe siècle pour la croissance démographique, 0.6% au XIXe, 1,4% au XXe siècle en grande partie liée aux progrès de la médecine. S’y ajoute une croissance annuelle de la production par habitant de 0.1% au XVIIIe siècle, de 0.9% au XIXe siècle et de 1.6% au XXe siècle.

Dès le début du XXe siècle, il apparait aux plus éclairés que l’attribution progressive aux salariés d’une part de la productivité gagnée est indispensable, tant à la poursuite du développement économique qu’à la paix sociale. La pression populaire et l’apparition d’une alternative communiste apparemment crédible finiront de convaincre les dirigeants occidentaux.

Initié aux Etats Unis dès le début du siècle, retardé ensuite par la grande dépression et la seconde guerre mondiale, le pacte social proposé est simple : le modèle occidental est le plus efficace pour les populations puisqu’il permet l’enrichissement de chacun, dans la paix, la liberté et la démocratie.

La demande est alors très supérieure à l’offre, les échanges internationaux limités, les entreprises solidement attachées à leurs pays et les synergies, contraintes ou non, entre les stratégies des grandes entreprises et les politiques publiques sont la règle générale.

Au sortir des terribles épreuves de la première moitié du siècle, chacun rêve de paix et espère rétablir sa situation matérielle. La soif de justice et les valeurs de solidarité sont fortes, matérialisées entre autres par l’acceptation sociale d’impôts fortement progressifs : la tranche marginale d’impôt sur le revenu de 1945 à 1980 est constamment supérieure à 70%  aux USA (dont 12 ans à 90%), 85% en Grande Bretagne, 60% en France. Les inégalités de revenus et de patrimoine atteignent des valeurs minimales dans les pays développés et ce modèle économique va, dans un premier temps, tenir spectaculairement ses promesses, en apportant une amélioration considérable des niveaux de vie et du confort aux populations occidentales.

Plusieurs facteurs vont modifier cet équilibre :

–          La productivité croissante va rendre l’offre supérieure à la demande dans les pays développés.

–          La banalisation du transport aérien et des communications abolit progressivement les distances, et permet techniquement un fort développement du commerce international, acté juridiquement par les accords GATT puis OMC, permettant une mise en pratique généralisée de la répartition mondiale des productions selon les avantages compétitifs chers à Adam Smith, David Ricardo et leurs successeurs.

–          Les gains de productivité et le transfert de production vers des pays en voie de développement permettent dans un premier temps une forte baisse des coûts de revient des produits mais mettent peu à peu l’emploi sous pression dans les pays développés.

La promesse d’enrichissement portée par le pacte social occidental  impose malgré tout la poursuite de la progression des revenus de chacun et le maintien de l’emploi pour tous. Le développement continu de la consommation est donc essentiel et tous les moyens sont mis en œuvre pour y parvenir.

Les besoins principaux étant progressivement couverts  pour la plupart des consommateurs occidentaux, il devient de plus en plus nécessaire d’entretenir et si possible de développer l’envie d’acheter.

La sollicitation permanente de chacun est indispensable. Fort heureusement l’invention, puis la généralisation de la radio, de la télévision, d’internet, et, plus récemment de leur version mobile et ubiquitaire, viennent remplir cette fonction.

L’innovation, décisive ou anecdotique, de plus en plus rapide, survalorisée par un marketing et une publicité de plus en plus efficaces diffusées en continu par ces nouveaux medias, devient indispensable à l’équilibre économique et, plus  gravement, à l’apaisement de l’insatiabilité individuelle.

Rien ne doit ralentir l’envie de consommation.

La crainte de l’avenir, la peur du chômage, de la maladie, des difficultés, financières ou autres, de la vieillesse retiennent les consommateurs ? Elles doivent être apaisées, partie par une focalisation des préoccupations de chacun sur l’immédiat, partie par le développement de  mécanismes sociaux et la généralisation de dispositifs d’assurance. On peut noter ici que ces mécanismes, créés à l’origine, dans un équilibre où la responsabilité de chacun justifiait la solidarité de tous, ont abandonné cet équilibre trop limitant, lui préférant des augmentations de tarifs et/ou des déficits moins culpabilisants.

L’expérience des anciens et les principes ancestraux d’épargne et de prudence sont un frein ? Il faut survaloriser la jeunesse, et satisfaire ses envies grâce à un crédit facilité et encouragé..

L’enseignement traditionnellement axé sur la réflexion et la distanciation est un frein à l’impulsivité ? Il faut le faire évoluer.

Peu à peu l’homme occidental qui s’identifiait plutôt à son travail, à sa « sagesse », à ses convictions politiques, religieuses ou philosophiques, à sa capacité de résistance à ses envies (même si son comportement quotidien n’atteignait pas toujours cet idéal !), se reconnait maintenant dans son niveau de consommation. Du traditionnel « les premiers seront les derniers », au moderne « les derniers sont des imbéciles », l’homme moderne a consacré la cupidité[i].

Nous examinerons dans de prochains articles les conséquences de cette révolution dans tous les domaines de nos sociétés

Les sources statistiques citées proviennent de
-l’INED «espérance de vie de 1740 à 2004 en France »,
-Jean Molinier « L’évolution de la population agricole du XVIIIe siècle à nos jours » in: Economie et statistique, N°91, Juillet-Août 1977,
-Angus Madison pour l’OCDE  « L’économie mondiale, une perspective millénaire »
-Thomas Piketty « Le capital au XXIe siècle »pour les taux de croissance et d’imposition.

 


[i] Il faut  ajouter que le progrès technique a permis aux medias  d’exposer sommairement le luxe et le confort de nos sociétés au monde entier, déstabilisant parfois un peu rapidement et brutalement, des sociétés loin de nos niveaux d’équipement, suscitant ainsi des espoirs parfois trompeurs.

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