Elections municipales et intérêt général

A quelques jours d’un scrutin qui voit près d’un million de candidats se présenter, l’Intérêt Général est à la mode.

Mais de quoi parle-t-on ? Cet Intérêt Général serait-il une évidence incontestable et immuable que chaque candidat défend avec acharnement contre des adversaires, au mieux incapables de le saisir, au pire cachant de noirs et inavouables desseins ?

Un examen, même superficiel, des différents programmes démontre l’inverse. Creusons donc un peu et observons que l’intérêt général (sans majuscule) semble plus subjectif qu’il n’y parait, sensible aux échelles géographiques ou temporelles sous lesquelles il est observé, tout comme il est sensible à aux valeurs et à la position de celui qui le proclame. Prenons quelques exemples (toute similitude avec des problématiques rencontrées à Fontaines Saint-Martin et Lyon serait une troublante coïncidence).

Le développement des grandes agglomérations

La plupart des grandes agglomérations sont gouvernées par les maires des villes centre qui disposent de nombreux atouts pour obtenir les quelques consentements de villes périphériques nécessaires à une majorité absolue: attribution de subventions, priorités d’équipements, honneurs ou titres décernés à leurs édiles….

Pour eux, et donc pour leurs équipes, leurs experts, leurs communicants et leurs aménageurs, à leur échelle de temps (prochaine élection), à leur échelle géographique (l’agglomération) et compte tenu de leur position (élu de la ville centre) l’intérêt général se définit d’abord comme le développement économique maximal de la ville centre, avec le moins d’inconvénients et de nuisances possibles pour ses habitants. L’agriculture et l’industrie étant rejetées hors de la ville, ce développement repose essentiellement sur le commerce et les services et donc sur une augmentation de la population de l’agglomération. Une augmentation qui, de surcroit, flatte l’ego des maires, pareils aux nomades africains dont la richesse et la puissance se mesurent à la taille du troupeau.

Il n’y a alors que trois solutions pour obtenir cette croissance démographique: une forte concentration de l’habitat de la ville centre, un étalement sans fin de l’agglomération, une densification de l’habitat sur la première couronne.

La première solution comporte un risque politique sérieux pour le maire de la ville centre.

La deuxième est extrêmement couteuse en infrastructures de transport et de déplacement et en nuisances écologiques. Elle limite de surcroit les accès à la ville centre,  les restreignant au seul trajet domicile-travail lorsque les temps de transport deviennent prohibitifs.

Reste la densification de l’habitat sur la première couronne qui, du point de vue de la ville centre présente tous les avantages: peu de limites à la croissance de l’agglomération, report des inconvénients et nuisances sur des populations extérieures à la ville centre, capacité de financer par l’agglomération des grands équipements profitant principalement à la ville centre….Et tous les experts, les aménageurs, les urbanistes, les communicants produisent foule de rapports, de plans, d’expertises qui démontrent cette évidence : l’intérêt général consiste à densifier la première couronne. Avec, parfois, le soutien de quelques propriétaires fonciers, de promoteurs et de constructeurs, de quelques habitants ayant des projets personnels particuliers et même de quelques maires qui voient dans la densification de leur commune un improbable graal.

Il y aurait pourtant d’autres regards possibles sur l’intérêt général, par exemple :

–          Les habitants de la première couronne peuvent faire valoir qu’ils ont choisi cet habitat parce qu’il offrait un équilibre leur convenant entre le caractère rural et verdoyant de leur commune et les difficultés nées de l’éloignement de la ville centre : transport domicile-travail, accès aux commerces et équipements de loisirs du centre….Ils peuvent considérer que les habitants de la ville centre ont fait le choix d’une proximité de tous les services et commerces contre l’inconvénient d’un habitat plus dense. De ce point de vue, tout aussi légitime que l’autre, si la croissance de l’agglomération est nécessaire, elle doit se faire dans la ville centre[i], en cohérence avec les choix initiaux de ses habitants et non pas aux dépens de  ceux de la première couronne qui voient disparaitre l’espace tout en subissant des difficultés croissantes d’accès à la ville centre. L’intérêt général, cohérent avec les choix initiaux de chaque population est donc,  sous cet angle, de concentrer la construction sur la ville centre.

–          Si l’on considère un horizon temporel un peu plus long, on constate que la croissance passée des grandes villes a répondu à la conjonction[ii] d’une forte croissance démographique, d’une industrialisation basée sur une technologie nécessitant de grandes unités de production  et d’une augmentation de la productivité agricole qui réduisait au chômage de grands pans de la population rurale. On peut alors s’interroger sur les conséquences de la dématérialisation progressive de notre économie. Pour ne citer que les plus immédiates de ces technologies : e-commerce et réalité augmentée qui questionnent sur la nécessité de concentrations commerciales physiques, très haut débit qui permet une généralisation du télétravail et une disponibilité ubiquitaire des loisirs, impression 3D qui favorise l’émergence de petites unités polyvalentes de production. La demande de croissance illimitée des grandes agglomérations est-elle le modèle de l’avenir ? Chacun sait que la plupart des experts extrapolent les évolutions passées pour évaluer les tendances d’avenir. Mais le rôle des politiques est-il de suivre aveuglément les avis des experts ? Rêvons-nous d’élus qui seraient les Maginot de  l’urbanisation ?

–          Si l’on considère un horizon géographique plus large, l’Etat peut constater que les grandes agglomérations présentent d’innombrables inconvénients écologiques, sécuritaires, de déresponsabilisation,  de coûts d’infrastructure, de désertification d’espaces ruraux qu’il faudra néanmoins entretenir, d’apparition de pouvoirs locaux susceptibles de déstabiliser le consensus national…Et il pourrait en conclure que, dans la perspective d’une dématérialisation future au moins partielle de l’économie, l’intérêt général est plutôt le renforcement de constellations de villes moyennes déjà existantes plutôt que le développement illimité de quelques grandes métropoles.

On voit ainsi que malgré les affirmations péremptoires et les immenses efforts de communication déployés, l’intérêt général n’est pas une évidence. N’est-il pas plutôt, dans ce cas, un combat de l’élite des villes centre pour tenter l’organisation et, d’une certaine manière, l’appropriation à son profit, d’un territoire de plus en plus disputé ?

La décision de réalisation d’un grand équipement

Autre exemple. Imaginons une commune qui dispose de marges ou de réserves budgétaires, sans avoir détecté de besoin réel de les employer. Un esprit ordinaire suggérerait sans doute qu’elle réduise les impôts et laisse aux citoyens ce qui n’est pas nécessaire à la collectivité. Mais un élu n’est pas un esprit ordinaire.

En pratique, tous les élus cherchent ce qu’ils pourraient bien réaliser pour employer ces fonds et, si vraiment aucune idée utile ne survient, ils songent… à améliorer leur mairie. Il y a bien toujours une nouvelle norme qui servira de prétexte.

Alors la machine s’emballe : un premier estimatif est validé mais rapidement des voix s’élèvent pour dire que tant qu’à faire quelques travaux autant les faire bien….Il y aura toujours quelques conseillers, proches du métier, habitués à brasser des millions dans leurs affaires, pour proposer de brillantes suggestions qui démontreront leur compétence et ne pourront que convaincre leurs collègues. On choisira alors un assistant à maitrise d’ouvrage qui, exhibant des milliers de pages de codes, normes et autres règlements, expliquera aux élus qu’il n’y a qu’une solution, la sienne. Bien sûr elle est plus chère que prévue mais elle est conforme, elle dégage la responsabilité des élus, elle a une vraie plus-value esthétique et elle a pris en compte au moins une marotte de chacun . Démunis par tant d’habileté et d’assurance, rassurés par l’existence de réserves budgétaires (mais pourquoi a-t-on prélevé des impôts inutiles ?), la promesse de subventions (mais c’est un jeu à somme nulle dans lequel nous payons pour les projets des autres ce qu’ils paient pour les nôtres, utiles ou inutiles), un legs important (mais cela ne dispense
pas d’un projet sérieux
), ou la possibilité d’un emprunt à 25 ou 30 ans « presque gratuit » compatible avec la capacité de remboursement de la commune (ils veulent dire « des contribuables »), ils votent alors comme un seul homme un projet qui coûte vingt fois ce qui avait justifié son lancement. Mais l’Intérêt Général, Môssieur, ce n’est pas de répondre aux mesquineries des grincheux ordinaires. C’est d’assurer l’avenir ! D’ailleurs, les Pyramides, les plus pharaoniques des dépenses de l’histoire n’ont-t-elles pas, 4000 ans plus tard, assuré le succès du tourisme égyptien ? Alors, fermez le ban !

Outre le coût déraisonnable d’un tel projet, même dans sa propre logique, on aurait pu imaginer  une autre perspective  sur l’intérêt général. Alors que la Métropole  de Lyon démarre au 1er janvier 2015, que la mise en commun de services avec les communes voisines ne pourra être contournée, alors même que d’inéluctables regroupements de communes se profilent,  ne fallait-il pas attendre a minima d’en comprendre toutes les conséquences pour lancer un projet qui ne se justifierait, peut-être, que dans une perspective d’utilisation inchangée sur 20 ou 30 ans ? Une fois de plus, le caprice de l’instant, sans aucune concertation avec la population, est la loi. Mais John Keynes n’a-t-il pas définitivement déconsidéré le long terme en proclamant (qu’) « à long terme nous seront tous morts ». Il est vrai qu’à cette époque, il n’avait pas d’enfants.

Conclusion (provisoire)

On voit sur ces deux exemples que l’intérêt général est une notion plus complexe qu’il n’y parait. Devant cette difficulté, les réactions des équipes municipales semblent pouvoir être classées en quatre catégories :

–          Le mépris total de l’intérêt général et la captation des moyens publics à leur propre profit. C’est un cas exceptionnel que nous ne citons que pour l’exhaustivité.

–          La proclamation, ex cathedra, d’un intérêt général indiscutable, fondé sur une compétence auto-affirmée avec autorité et disqualifiant immédiatement tout électeur qui ne partagerait pas ce point de vue. Dans ce cadre, le dialogue avec, ou la simple information, d’une population incapable de comprendre est bien entendu parfaitement inutile.

–          La croyance en le fait que l’intérêt général est composé d’une multitude d’intérêts particuliers et que le rôle de l’élu consiste principalement à accéder sans ligne directrice aux demandes individuelles ou de petits groupes de pression. Là aussi l’information est inutile, ce type de clientélisme ne souffrant guère la lumière.

–          La recherche patiente d’un consensus éclairé fondé sur une observation attentive des faits et situations, une écoute respectueuse des opinions, même adverses, et la formulation de propositions ouvertes aux critiques, aux débats et aux échanges avant les décisions. C’est sans doute une voie difficile retrouvant les valeurs originelles de la démocratie, mais elle serait peut-être susceptible de recréer une envie commune, le lien citoyen qui manque tant à nos sociétés.

A quelques jours des scrutins municipaux, voilà peut-être quelques pistes de réflexions pour les électeurs… et quelques candidats.

PS du 20 mars 2014 : Suite à une reprise partielle de cet article dans le tract d’une des listes de Fontaines Saint Martin l’auteur tient à préciser les éléments suivants :

–          Cet article n’a pas été écrit pour telle ou telle liste, ni même pour une seule commune. Il étudie la manière dont sont abordées certaines politiques locales et la distinction qu’il convient de faire entre intérêt général et propagande.

–          Pour éviter tout malentendu, il a été communiqué aux trois listes de Fontaines Saint Martin le jour même de sa mise en ligne. Les destinataires des trois listes m’ont d’ailleurs confirmé qu’ils y trouvaient quelques idées intéressantes….

–          Bien qu’aucune donnée financière n’ait été fournie à ce jour par la municipalité, il est vraisemblable que l’excédent cumulé des comptes est voisin du capital restant dû sur l’emprunt souscrit lors du précédent mandat pour l’opération cœur de village ce qui en relativise la réalité. Ceci étant l’idée que l’on pourrait chercher des projets permettant d’utiliser les fonds « disponibles » est totalement contraire à la philosophie de cet article. En effet une saine gestion des finances municipales consiste à examiner les besoins de la commune, à définir une liste priorisée des projets ou services correspondants dans des conditions de coûts optima, puis à regarder s’il  est possible et comment d’obtenir les ressources nécessaires. L’idée de prélever des impôts pour en faire une cagnotte est l’exemple même de comportements qui minent la compétitivité de notre pays et l’acceptation fiscale par la population.


[i] La densité de population est de 9300 hab/km2 à Lyon contre environ 16000 à Monaco et à Neuilly sur Seine, 20000 à Paris et 22000 à Levallois.

Evolution  de la population en % par période

Année 2010/1968 2010/1975 2010/1982 2010/1990
Grand Lyon

29.69%

19.34%

18.11%

13.37%

Lyon

-8.23%

6.05%

17.25%

16.57%

Lyon 6e

-28.44%

-6.66%

0.27%

2.99%

Canton de Neuville

68.07%

46.93%

26.03%

16.83%

Fontaines St Martin

124.27%

60.41%

42.46%

37.90%

 

[ii] Situation qui est toujours celle de nombre de pays émergents

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