Vers une entreprise barbare ?

Virtualisation des actionnaires

Cupidité des courtisans

 

Il est incontestable que, depuis des siècles, l’entreprise est au cœur de la production de richesses, et que les succès des entreprises ont amélioré de manière considérable les conditions de vie de nos sociétés, occidentales dans un premier temps, et de nombreux autres pays plus récemment. Chacun peut mesurer ce que notre existence doit à la longue chaine d’entrepreneurs et d’inventeurs qui l’ont façonnée, ce que nos structures étatiques, nos systèmes sociaux, culturels, d’éducation, doivent à la productivité croissante des entreprises. Chacun peut d’ailleurs mesurer l’énergie que mettent des milliards d’humains à tenter de nous rejoindre[1].

Mais, comme nous l’avons vu, cet inéluctable progrès a profondément modifié nos comportements . Au-delà de ce constat, nous voudrions examiner ici ses conséquences au sein même de l’entreprise.

L’apparition de l’actionnaire inconnu

Cinq phénomènes importants ont marqué l’évolution de l’entreprise : la réalisation de projets de plus en plus ambitieux et sophistiqués, fortement accélérée à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, a induit la nécessité d’entreprises de plus en plus grosses qui ne pouvaient plus être financées par leurs seuls créateurs mais nécessitaient des concours financiers extérieurs. L’allongement de la vie, lié au progrès scientifique et mis à disposition de tous par des systèmes sociaux financés par les progrès de productivité, a généré une augmentation exponentielle de la population et, progressivement, des accumulations considérables de fonds, notamment pour les retraites. L’effacement progressif, puis la quasi disparition des distances, a conduit à des entreprises de plus en plus multinationales et indépendantes des nations et de leurs gouvernements. L’accélération du progrès technique continue à conduire à des évolutions de plus en plus rapides des produits et activités, rendant illusoire, quels que soient les systèmes politiques et économiques, le rêve individuel d’une stabilité et d’une sécurité à vie. L’ubiquité d’internet permet à quelques entreprises de faibles effectifs de générer mondialement et très rapidement des revenus considérables, fixant une référence de rentabilité à tous.

L’entreprise fut longtemps une affaire d’entrepreneurs, à la fois propriétaires et dirigeants, au contact direct, physique pourrait-on dire, des réalités. Ce monde n’était certes pas idéal, la transparence était souvent limitée, les dialogues parfois rudes, mais l’ensemble des problèmes se réglaient dans une relation humaine où chacun connaissait parfaitement ses responsabilités, les réalités et les limites qu’elles imposent.

Peu à peu, la présence croissante de prêteurs, puis d’actionnaires étrangers à la gestion de l’entreprise conduisit à la nécessité d’un contrôle étroit et d’une vassalisation des directions, à une vue plus abstraite de l’entreprise, à des objectifs de plus en plus axés sur les seules valeurs et rentabilités des actions. Il faut reconnaitre à cette financiarisation des entreprises qu’elle concourt et pousse fortement à l’augmentation de l’efficacité économique et donc de la richesse globale. Mais il faut aussi dire qu’elle déshumanise l’entreprise, la direction de l’entreprise n’étant plus que l’exécutant, étroitement contrôlé, de décisions et d’objectifs fixés ailleurs par des quasi-inconnus ou, dans le meilleurs des cas, des représentants d’inconnus plus lointains. Et chacun sait que les solutions paraissent toujours plus simples quand on regarde de loin sans avoir besoin de gérer les détails où, comme chacun sait, se cache le diable. Le problème s’est fortement aggravé dans les dernières années, du fait de l’accélération des techniques, de l’intensification d’une concurrence mondiale, de la virtualisation toujours plus grande de ces lointains actionnaires qui sont souvent eux-mêmes le bras d’actionnaires qui sont souvent eux-mêmes….l’investisseur réel étant totalement inaccessible…si tant est qu’il existe. Et le mécanisme infernal est lancé, chaque maillon de la chaîne doit montrer des résultats supérieurs à ses voisins sous peine d’être abandonné par le maillon qui le fait vivre, qui lui-même…Très peu savent réellement pour qui ils travaillent et on évite aux autres de se poser la question en leur proposant des incitations individuelles considérables. C’est un signe des temps si les primes du secteur de la finance sont extravagantes.[2]

De la productivité au rendement du capital

On est ainsi passé d’une recherche de croissance de la productivité des entreprises, à un objectif de réduction du besoin de capitaux pour une production donnée; une réduction du Besoin en Fond de Roulement obtenue en pratique par réduction des stocks, des cycles de production[3] et des délais de paiement, générant ainsi une mise en tension plus -parfois trop- forte des flux de l’entreprise. Lorsque les limites de cette réduction sont atteintes, vient le remplacement partiel du capital par l’emprunt, qui génère un supplément de rendement du capital par effet de levier[4]. En une phrase, ces techniques, qui augmentent plus la rentabilité du capital que la rentabilité économique de l’entreprise, transforment l’entreprise en une sorte de formule 1, de plus en plus performante, mais aussi de plus en plus fragile et sensible à toute variation de son résultat[5]. Chacune est ainsi contrainte, au moindre vent contraire, à transmettre à son environnement, en les amplifiant souvent, les aléas qu’elle rencontre[6].

Et ce phénomène est accentué par la réduction continue de l’horizon des actionnaires.

La pression est considérable sur les dirigeants, pour focaliser leur attention sur une préoccupation essentielle : la valeur de l’action. Les outils sont multiples : maîtrise fine de la communication qui remplace l’information, augmentation des anticipations de bénéfice au préjudice parfois de la substance de l’entreprise, croissance des dividendes et réduction de capital par rachat d’actions, optimisation fiscale excessive, démembrement de groupes, voire même quand ces solutions ne suffisent pas manipulation du thermomètre.…

Et comme dans tous les systèmes où la justification de l’objectif est incertaine, on stimule les énergies et on apaise les consciences avec des incitations pharamineuses[7] souvent liées à la valeur de l’action.

Un nouveau mantra, l’intangibilité du résultat

Pour permettre à ces dirigeants de décliner la même méthode d’incitations individuelles sur leurs collaborateurs, l’entreprise est divisée en compartiments étanches auxquels des objectifs parcellaires sont assignés. L’addiction venant, ces incitations sont progressivement considérées comme un dû, leur augmentation continue étant la seule voie de maintien des motivations.

Chaque employé à potentiel, sachant que sa présence dans un service sera courte, se concentre sur le présent de son seul secteur actuel. La prise en compte de la globalité de l’écosystème de l’entreprise, donc entre autres du client, se perd dans la fascination de l’objectif individuel.

D’abord, quoiqu’il arrive, développer les ventes : lancer toujours de nouveaux produits, même s’ils ne sont pas tout à fait prêts ; utiliser un marketing excessif et souvent trompeur ; corrompre certains medias ; contrôler toute communication sur la nature exacte, les défauts, problèmes ou effets négatifs des produits ; limiter les cycles de vie et les réutilisations possibles des produits…

Ensuite augmenter la marge et ne tolérer aucune activité qui pourrait distraire de cet objectif : réduire inlassablement les coûts des approvisionnements quelles que soient les conséquences techniques, sociales ou humaines chez les fournisseurs et sous-traitants ; investir dans le marketing plutôt que dans la qualité des produits ; réduire les coûts de distribution par une limitation des compétences de celle-ci et donc de l’information du consommateur final ; segmenter au maximum les attributions de chacun pour empêcher le traitement chronophage des problèmes complexes, le client devant gérer lui-même une multitude d’interlocuteurs indépendants refusant de prendre en compte la globalité de son problème ; refuser de réduire a posteriori une marge déjà réalisée par le coût des services après-vente et la limitation des effectifs ou de la disponibilité des pièces ou en les facturant inconsidérément. Eviter la perte de temps des personnels de l’entreprise en laissant les clients s’épuiser dans d’anonymes et insondables sites internet; limiter les documentations à d’ineptes précautions juridiques et à des indications triviales, tous les problèmes difficiles étant éludés ; nier ou discuter tout engagement pris qui s’avérerait ultérieurement couteux… Comme le dit la Plaisante Sagesse Lyonnaise[8], « l’honnêteté, c’est de tenir ses engagements, l’habileté, c’est de jamais en prendre ».

Enfin, éradiquer toute menace sur le résultat, la valeur de l’action étant le point fixe de l’entreprise. Les actionnaires et dirigeants ne sont plus ceux qui prennent le risque, ils le transfèrent à tous les autres intervenants de l’entreprise[9],

avec la complicité active de quelques cadres à qui les primes ou le souci de la carrière servent de conscience,

avec la complicité active de quelques communicants[10], medias et politiques dont l’incompétence et/ou la corruption libèrent le discours,

avec notre complicité à tous, acheteurs et citoyens, qui acceptons et encourageons parfois ces comportements, même si nous en sommes aussi les victimes.

Il faut redire quel rôle ont joué et jouent toujours une grande partie des entreprises, chefs d’entreprise, cadres, salariés, actionnaires courageux dans les progrès du monde. Preuve s’il en était besoin que le prétendu « Système » n’est souvent qu’un voile posé sur nos propres faiblesses.

Avec sa conscience, ses valeurs, sa culture, chacun d’entre nous décide de ses actions. Et l’exemple de certains démontre, si nécessaire, l’immense pouvoir que nous avons collectivement, par nos achats, nos comportements et nos votes, de décider du monde que nous laisserons à nos enfants.

 

[1] On pourra aussi noter le très faible nombre de contestataires virulents de notre société occidentale qui s’exilent vers les contrées de leurs rêves !

[2] Le but de cet article n’est pas un examen du secteur de la finance mais une étude de ses conséquences sur les entreprises « réelles »

[3] grâce à des machines plus intégrées, des plannings et une qualité mieux maitrisés ou une sous-traitance plus importante, ou le transfert des stocks chez les fournisseurs ou distributeurs plus faibles.

[4] Une petite parenthèse pour ceux qui ne connaissent pas la mécanique : une entreprise réalise 100M€ de chiffre d’affaires avec 50M€ de capital et obtient un bénéfice net de 5M€. Le rendement du capital est donc de 10%. Imaginons maintenant que cette entreprise réduise son capital de 30M€ et emprunte 30M€ au taux de 4%. Elle va payer 1.2M€ d’intérêts tous les ans, diminuer son impôt sur les sociétés de 360k€, et donc réduire son bénéfice net de 840k€ le ramenant ainsi à 4,16M€…mais pour un capital de 20M€. Elle obtient ainsi un rendement du capital plus que doublé à 20,8%. Imaginons maintenant que le bénéfice net hors emprunt descende à 1M€ (soit 2% si le capital est de 50M€). Par contre, avec le même emprunt à 4% l’entreprise va réduire son bénéfice de 840k€ et le ramener à 0.16M€ (soit 0.8% avec un capital de 20M€). L’effet de levier se retourne donc alors, sans parler des cas où le bénéfice avant emprunt devient nul où les taux d’intérêt augmentent. Cette technique d’effet de levier est largement employée dans les fortes prises de participations, dans les rachats d’entreprise, voire même dans de pures opérations spéculatives, parfois avec des leviers totalement déraisonnables. Constatons par ailleurs qu’elle diminue également le risque pris par les actionnaires en le transférant partiellement aux prêteurs.

[5] Le phénomène de faiblesse des capitaux propres est accentué en France par une fiscalité vibrionnante, imprévisible et souvent rétroactive qui incite les patrons de PME à sortir au plus vite leurs fonds de l’entreprise pour les mettre en lieu plus « sûr ».

[6] On comprend facilement les problèmes posés par cette transmission aux fournisseurs, aux clients, aux salariés, parfois aux collectivités mais on serait tenté de négliger la transmission aux banques et actionnaires. Ce serait oublier que ceux-ci ont souvent les mêmes fragilités ou en tous les cas les mêmes rigidités, engagés, comme les fonds de pension par exemple, à verser des rémunérations fixées à leurs propres commanditaires.

[7] Par rapport au commun des mortels, mais négligeables à l’échelle de sociétés de plus en plus grosses.

[8] Maximes et réflexions morales recueillies par Catherin Bugnard, secrétaire perpétuel de l’Académie des Pierres Plantées à Lyon

[9] Fournisseurs, sous-traitants, puissance publique et contribuables, salariés… Il est loin le temps où, en Novembre 1942, refusant la pression de la censure allemande, Emile et Hélène Bremond, propriétaires dirigeants du Progrès de Lyon, suspendent la parution du journal jusqu’en septembre 1944, tout en maintenant la paye des employés. Il est vrai que, même à cette époque, de telles valeurs faisaient figure d’exception.

[10] Réfléchissons un instant à cette immense communication autour de la « fin du salariat » et l’ubérisation du travail qui seraient, parait-il, susceptibles de libérer le salarié de son aliénation !