L’entreprise au cœur de nos choix de société

Aujourd’hui, l’entreprise est au cœur des préoccupations de chacun, glorifiée ou honnie, objet d’attentions ou de luttes, espoir du monde ou fossoyeuse de la planète. Mais en fait qu’est-ce qu’une entreprise et en quoi est-elle porteuse ou non de choix de sociétés profonds ?

Ayant constaté auprès de nombreuses générations d’étudiants que ces principes de base de notre société n’étaient pas connus, nous allons faire dans la première partie de cet article un exposé assez didactique avant de revenir à des réflexions plus générales dans la deuxième partie. Mille pardons aux experts et à ceux qui savent déjà tout cela, de leur proposer ce rappel et les inévitables simplifications nécessaires à sa compréhension.

Qu’est-ce qu’une entreprise ?

Fondamentalement une entreprise est une organisation qui crée, avec le concours de différents intervenants, des biens ou des services qu’elle fournit à des clients, usagers, membres….
Parcourons rapidement les rôles et apports de chacun de ces intervenants (cf. flèches bleues du schéma ci-dessous) :

Les propriétaires (publics ou privés, voire membres dans une association)

o  définissent l’objet de l’entreprise
o définissent les statuts de l’entreprise : sorte de constitution interne
o fixent les objectifs de l’entreprise (qui ne sont pas toujours affichés)
o nomment et révoquent les dirigeants chargés d’atteindre ces objectifs
o apportent une partie des fonds nécessaires à l’entreprise

– Les dirigeants

o fondamentalement, sont chargés d’atteindre les objectifs fixés[1]
o proposent et mettent en œuvre une stratégie validée par les propriétaires
o doivent animer et entrainer l’ensemble des acteurs, partenaires et clients de l’entreprise

– Le personnel

o Contribue, selon ses compétences et ses responsabilités, et avec plus ou moins d’initiative selon sa fonction, à la mise en œuvre de la stratégie et à l’atteinte des objectifs

– Les fournisseurs

o apportent à l’entreprise des services (transports, expertise, conseils, information, assurances, sous-traitance…) ou des biens (fournitures, pièces, matières) dont l’entreprise ne dispose pas ou a choisi de ne pas disposer.

– Les organismes financiers

o apportent à l’entreprise des fonds (capital risque, emprunts, financements divers…)
o apportent des services (traitement des moyens de paiements, des changes, des couvertures de risques….)

– L’Etat et les collectivités locales

o assurent la formation initiale de la population
o assurent des infrastructures matérielles, juridiques (lois et règlements), administratives (cadastre par exemple) permettant l’exercice des activités
o assurent la sécurité, l’ordre et la justice

– Les organismes sociaux

o prennent en charge les personnels hors de leurs périodes de travail (maladie, chômage, invalidité, retraite….)

– Les clients

o achètent les produits ou services de l’entreprise
o participent aux progrès de l’entreprise en faisant part de leurs attentes, du marché, parfois de leur savoir-faire.

Et ce flux de contributions génère un flux financier inverse, (cf flèches jaunes du schéma ci-dessous) alimenté principalement par les clients et dont une part est distribuée à chaque intervenant : bénéfice (distribué ou non) aux propriétaires, rémunération fixe et/ou variable pour les dirigeants et le personnel, factures pour les fournisseurs, frais, commissions et intérêts pour les organismes financiers, impôts et taxes pour l’Etat et les collectivités locales, cotisations sociales pour les organismes sociaux. Notons que, quel que soit le modèle (privé, public ou associatif), il n’existe pas de solutions permettant des sorties financières durablement supérieures aux entrées et que, par conséquent le seul débat, légitime, est de savoir comment doit être réparti ce flux financier.

schema entreprise

Schéma : les flux de contributions des différents acteurs et partenaires de l’entreprise (en bleu) et le flux financier généré (en jaune)

Dans la plupart des entreprises, il est nécessaire qu’une somme ait été mise à disposition de l’entreprise, et y reste, pour assurer les financements qui doivent être réalisés avant les recettes correspondantes. Cette somme totale  est appelée capitaux permanents : une partie de cette somme est fixe et correspond au financement des immobilisations (en gros la valeur actuelle des investissements présents dans l’entreprise), une partie doit être variable et finance ce qu’on appelle le besoin en fonds de roulement, c’est-à-dire les stocks et encours de fabrication, le crédit aux clients en attente de paiement, les acomptes d’impôts… moins les sommes prêtées à l’entreprise par ses créanciers : crédit fournisseurs, salaires, charges et impôts en attente… La différence capitaux permanents moins immobilisations est appelée Fond de roulement. C’est une grandeur fondamentale de l’entreprise conditionnant la trésorerie de l’entreprise qui est égale au fond de roulement diminué du besoin en fond de roulement. Ce fond de roulement est essentiellement alimenté par les propriétaires, les organismes financiers (à titre temporaire) et le bénéfice non distribué de l’entreprise. Les capitaux permanents nécessaires peuvent varier de quelques jours de chiffre d’affaires (grande distribution) à quelques mois (transports, industrie…), voire quelques années (viticulture, sylviculture..). En outre, plus le besoin en fonds de roulement est important, plus le financement nécessaire à un surcroit d’activité est important, d’où des difficultés pouvant apparaitre dans les secteurs à fort besoin lors de phases de forte de croissance… ou simplement d’inflation. On comprend donc que la réduction du besoin en fonds de roulement est un élément clé de la gestion des entreprises pour réduire le besoin en capitaux et augmenter l’aptitude à la croissance. Mais on comprend aussi que plus le fond de roulement est supérieur au besoin en fond de roulement plus l’entreprise est solide face à des variations de contexte (ventes, niveau de stocks ou d’en-cours, retards de paiement clients…). Tout comme on comprend aisément que plus la part d’emprunts dans les capitaux permanents est faible plus l’entreprise est résistante à des changements de conjoncture.

Cette description appelle quelques commentaires:
– Il apparait immédiatement que, contrairement aux apparences, le pouvoir dans l’entreprise n’appartient pas aux dirigeants pourtant exposés au regard de tous mais aux propriétaires[2], qui sont aujourd’hui pour l’essentiel inconnus du public, voire même parfois du personnel. Il est également évident que le rôle des propriétaires leur impose de s’inscrire dans la durée.
– Il apparait également que le rôle de ces propriétaires est indispensable, qu’ils soient privés, publics, coopératifs ou associatifs ; qu’il serait illusoire de penser que des propriétaires immobilisent leurs économies sur de longues durées, avec un risque de perte, et sans une contrepartie ; que le débat peut par contre porter sur le partage de pouvoir et de rémunération entre eux d’une part, et entre eux et les autres intervenants d’autre part.
– Dans la théorie libérale, l’échange entre l’entreprise et chaque intervenant est supposé libre , sauf jusqu’à récemment pour l’échange avec la puissance publique. Il est donc théoriquement équilibré, et chaque partie peut souscrire à cet échange ou y mettre fin, avec plus ou moins de facilité selon le rapport de force du moment (cf la liberté réelle des salariés des années 1960 avec un taux de chômage inférieur à 2%, et celle d’aujourd’hui avec un taux de chômage supérieur à 10%)
– Le souhait opérationnel de toutes les directions est que le flux financier distribué par l’entreprise puisse s’ajuster rapidement aux inévitables variations du flux entrant. Mais le souhait tout aussi légitime de tous les intervenants de l’entreprise est que leurs revenus soient stables. Cet équilibre est un choix de société qui, depuis plus d’un siècle, a été fait différemment dans les pays anglo-saxons, dans les pays nordiques et dans les pays latins. Nous reviendrons sur les conséquences de ces choix, mais il est bien difficile de dire quel est celui qui est à terme le plus favorable à la population.

Impôts, taxes et cotisations sociales

Les impôts et taxes sont prélevés par l’Etat et les collectivités locales sur tous les types de revenus (travail, loyers, intérêts, plus-values…), de patrimoines (taxes foncières, ISF, droits de mutation ou de successions…), ou de consommation (TVA, taxes sur les carburants, taxe d’habitation…). En contrepartie, les services produits par l’Etat et les collectivités locales le sont au profit de tous, indépendamment des impôts payés (sécurité, éducation, justice….).
A l’inverse, les cotisations sociales[3] (maladie, chômage, retraite, invalidité) ne sont prélevées que sur les seuls revenus du travail et les prestations correspondantes ne sont versées qu’aux cotisants ou anciens cotisants, plus ou moins proportionnellement aux cotisations versées (retraite, chômage par exemple)[4]. C’est donc une distinction essentielle, et on peut citer par exemple le cas des allocations familiales, qui étaient autrefois financées par les cotisations sociales, donc uniquement par les revenus du travail, et qui le sont maintenant par l’impôt, c’est-à-dire par les revenus de tous types.
Il s’agit donc d’une solidarité des actifs envers ceux qui ne peuvent plus l’être pour des raisons diverses : maladie, invalidité, chômage, âge… Peut-on imaginer une société dans laquelle cette solidarité n’impliquerait pas une responsabilité des bénéficiaires ? Est-il loyal d’acheter des produits ou services à des actifs qui ne cotisent pas (travail au noir, achat de produits étrangers ou expatriation de retraités) sous le seul prétexte qu’ils sont moins chers que ceux produits par les actifs qui cotisent ? Est-il loyal d’utiliser le chômage comme une subvention à des choix personnels (élever des jeunes enfants, préparer une création d’entreprise, faire des travaux, voire même effectuer quelques petits travaux au noir…) ? Est-il loyal de faire supporter à la solidarité des actifs, au lieu d’une assurance privée, les conséquences de choix personnels (accidents de sports, de loisirs, conséquence de conduite à risque…) ?

Précisions sur le système de retraite

En ce qui concerne la retraite, nous avons en France un système par répartition, c’est-à-dire que chaque année les actifs cotisent et cette somme est répartie dans la même année ( à quelques provisions de précaution près pour lisser le système) entre les retraités. Ce système est difficile à équilibrer car il dépend du nombre de retraités (âge de départ à la retraite, durée de vie et courbe historique de natalité), du nombre d’actifs (âge de départ à la retraite et taux d’emploi), et des revenus des actifs (conjoncture économique et productivité). Il est une solidarité entre générations, un choix moral dans lequel les retraités vivent des efforts des actifs.
Il faut se souvenir que ce système a été mis en place dans les années 1940 parce que le système par capitalisation (chacun se constitue au cours de sa vie active un capital, classiquement placé dans des institutions financières, chez des assureurs ou en immobilier et vit de ses rentes à la retraite) avait fait faillite, emporté par les destructions, l’inflation, les défauts de paiement de certains Etats… L’histoire ne connait d’ailleurs pas d’exemple de système par capitalisation qui ait tenu ses promesses sur de très longues périodes, mais il est bien facile de comprendre l’intérêt de ceux qui prônent le retour à un tel système.
Sans compter d’ailleurs que le système par capitalisation fait peser, de la même manière que le système par répartition, les rentes des retraités sur les revenus des actifs qui paient l’essentiel de ces rentes (intérêts, dividendes, loyers….), et qu’il en a donc les mêmes fragilités. A moins que certains veuillent revenir au système encore en vigueur dans la quasi-totalité des sociétés rurales : l’absence de tout système financier de retraite, le soin des anciens étant l’affaire de leurs seuls enfants.

Et le collaboratif ?

Un mot ici sur la sympathique vogue du collaboratif et du partage. S’il est certain que le fonctionnement collaboratif peut recréer un lien social, renoue avec des valeurs humanistes qui nous manquent tant et avec un emploi plus efficace des moyens matériels, limitant ainsi la dégradation de notre planète, il pose néanmoins de redoutables questions quant aux systèmes de protection sociale et de service public… à moins que l’on aille jusqu’au bout de la démarche : prise en charge par les voisins et la famille des anciens, des malades, des inaptes, des chômeurs…, délivrance des services publics par des travaux collectifs bénévoles… Ou à moins que l’on ne trouve des calculs de cotisations sociales et d’impôts adaptés à ce type de fonctionnement, vaste chantier pour les nouvelles générations!

L’internationalisation et la mise en concurrence de la puissance publique

Dans les vingt-cinq dernières années, le monde a radicalement changé : la banalisation des transports, des communications[5] et la dématérialisation de certains services, entrainant la libéralisation des échanges internationaux, a permis aux grandes entreprises:
– de choisir les implantations offrant la meilleure combinaison pour leurs activités, mettant ainsi en concurrence les Etats et collectivités. Selon l’activité exercée, l’entreprise peut affecter des poids différents aux facteurs de choix : coût avec charges sociales et qualité de la main d’œuvre, coût et délai des transports, coût et fiabilité des approvisionnements, coût et qualité des services publics (niveau des impôts rapporté au niveau des prestations fournies : sécurité physique et juridique, infrastructures physiques, qualité d’enseignement, liberté de circulation financière et matérielle, qualité de vie)… La sanction pour les Etats non adaptés à ces attentes est immédiate : déplacement brutal, ou plus discret, des implantations dans un autre pays. Il serait d’ailleurs trop facile de reprocher ce comportement aux seules entreprises puisque les consommateurs, oubliant souvent leur rôle de producteurs ou de bénéficiaires des systèmes sociaux et étatiques, souscrivent massivement à ces choix par leurs achats.
– de choisir les pays d’imposition dans lesquels elles vont faire apparaitre les bénéfices. Il faut bien comprendre qu’il suffit pour cela de déplacer quelques pourcents de la valeur d’un pays à un autre en jouant sur les prix de transferts, les refacturations de frais de siège, de licences ou de services généraux. Une entreprise peut ainsi exercer son activité dans un pays à très forte infrastructure tout en concentrant l’essentiel de ses résultats dans un pays à faible imposition. Il est d’ailleurs difficile de reprocher aux entreprises cette optimisation fiscale tant qu’elle reste respectueuse (ce qui n’est pas toujours le cas!) de législations que, collectivement, les gouvernements et leurs administrations ont été incapables d’harmoniser et d’adapter à la réalité du monde.
On constate donc comment les progrès techniques ont finalement conduit les grandes entreprises d’une position de sujétion à l’Etat à une position de domination. L’Etat et les collectivités locales, mises en concurrence et incapables d’une action internationale coordonnée sont donc confrontés à un impératif d’efficacité et de productivité totalement nouveau auquel ni leurs dirigeants, ni leurs personnels ne sont préparés.

Vers une dissociation de notre société ?

On peut en particulier constater les conséquences de cette évolution dans une fiscalité et une politique sociale qui, ménageant par nécessité économique les grandes entreprises et, par souci de paix sociale, les classes populaires, concentrent leur pression sur les entreprises locales et les classes et entreprises moyennes. Cette pression crée chez ces dernières une exaspération quotidienne, une suspicion vis-à-vis des classes populaires et un sentiment d’injustice qui rend nombre d’entre elles chaque jour un peu moins citoyennes, un peu plus individualistes, un peu plus égoïstes, un peu plus rebelles. Elle est d’autant plus mal ressentie dans une démocratie qui, professant l’égalité de tous, rend chacun seul responsable de sa situation alors que la rigidité des anciennes sociétés donnait à chacun l’excuse ou le réconfort de l’inéluctabilité de sa condition[6]. Cette pression justifie également aux yeux de beaucoup une course quotidienne aux petites mais innombrables fraudes fiscales et sociales qui finissent d’ébranler ainsi un modèle social qui semble pourtant envié par une grande partie des populations de la planète.

Après ce survol de l’entreprise au cœur de nos choix de société, nous examinerons dans de prochains articles les conséquences de ces évolutions sur le fonctionnement interne des entreprises et sur le fonctionnement de la puissance publique.

[1] De manière pratique il est plus efficace de déduire de leurs actions les objectifs réels qu’ils doivent atteindre plutôt que de les taxer d’incompétence dans la poursuite d’objectifs dont nous rêvons.

[2] Dans de nombreuses PME, les propriétaires et les dirigeants sont confondus, ce qui n’enlève rien à la distinction des rôles, même si cela induit un plus grande tolérance des premiers vis-à-vis… d’eux-mêmes ! Pour des raisons d’efficacité, dans de nombreuses entreprises les propriétaires sont représentés entre les assemblées générales par des administrateurs. Dans les associations, le rôle des propriétaires est tenu par les membres de l’association (qui ne sont évidemment pas rémunérés). Dans les administrations, les propriétaires théoriques sont les citoyens, représentés par leurs élus.

[3] Le débat franco français entre les cotisations patronales et les cotisations salariales est une démagogie idiote. L’entreprise débourse une certaine somme : sur cette somme sont prélevées les cotisations salariales et patronales, le salarié reçoit ce qui reste. La répartition entre cotisations salariales et patronales n’y change rien d’autre que l’ego des « partenaires sociaux ».

[4] Nous éluderons ici le cas de la CSG (contribution sociale généralisée) et de ses annexes, prélevées comme des impôts sur tous les revenus et principalement utilisées comme des cotisations sociales. La cour de justice de l’union européenne et le conseil constitutionnel n’ont toujours pas réussi après 20 ans à se mettre d’accord sur la nature exacte de la CSG.

[5] Voir l’article  Inéluctable progrès  dans ce même blog.

[6] On lira avec profit sur ce thème le livre de Dominique Schnapper « L’esprit démocratique des lois » édité chez Gallimard .